ÇA VA ALLER ~ février 2020


Comment se dit ça va aller ? Comment s’écrit ça va, aller ?

C’est Laura qui chante.

Au premier rang d’un concert. C’est Pays Paix ou PIP, tu l’écris comme tu veux. Pays Pet.
Le pays pète en ce moment. Ça gaze de partout. Ça fait longtemps qu’on l’attendait.
Le tube digestif de notre pays est plein. Je pète, tu pètes, nous pétons. Ça va péter.

C’est Lucas à la guitare.

C’est Pablo à la batterie.

C’est Laura à la voix.

Elle frappe le sol avec ses bottines en cuir, elle ondule derrière son micro.
Chemise blanche, cheveux longs bruns sur les épaules, pantalon beige.
L’attitude est là.
Elle lève le visage, ferme les yeux et ouvre la bouche, elle crie et se plaint.
Elle rit et se moque.
C’est Laura qui chante.
Ah ah ah

Elle nous rappelle qu’il faut rire, qu'il faut être fièr·e, qu’il faut dresser le menton quoi qu’il.
Parce qu’il faut de la mélodie pour s’envoler et un rythme pour taper la mesure.
C’est ce délicieux mélange qui me rappelle la gravité.
La gravité d’une situation, d’un ton, d’une voix.

C’est l’art en grève. On fait des concerts pour remplir les caisses.
Parce que le nerf de la guerre c’est l’argent.
Ce soir, les sous iront aux grévistes de la RATP. Ligne 11, ligne 8, ligne 7, ligne 5….
et toutes les lignes de nos mains qui convergent vers un même désir.

Pour 2020 je veux Laura présidente, je veux une gouine pour présidente, une gouine qui chante.
Une gouine qui chante « ça va aller » et qui nous redonne toute la force nécessaire pour continuer à danser dans les déserts lesbiens.
Zoe Leonard est dans la salle de concert.
Nos corps aussi. Les gouines sont là, prêtes à crier pour le refrain.
L’excitation me met dans un état particulier. J’ai une vision prémonitoire que je répands comme une rumeur de bouches à oreilles :

"La chanson de Laura deviendra bientôt le nouvel hymne républicain.
La marseillaise s’écoutera en podcast pour les nostalgiques."

Laura chante et nous appelle.
Un choeur reprend derrière elle : « et on jouira, et on jouira jusqu’au retrait ! » pour mieux dire « et on ira, et on ira jusqu’au retrait. »
Queeriser les slogans, queeriser la vie, queeriser nos existences.

On converge comme on peut. Quand l’horizon est embué, une main amie se loge au creux de mes omoplates. Elle m’aide à avancer les yeux clos. La gorge sèche. Les poumons pleins. La rage au ventre. Elle m’indique un passage, une cascade à emprunter pour arriver plus vite au bord du monde et le regarder danser. Les cygnes de l’Opéra de Paris sur le parvis, les blouses de l’hôpital qui défilent, les robes d’avocat qui forment un vaste tapis, les gouines qui piratent la manif pour tous, les cheminots qui allument des flambeaux. Tout le monde est là.

Un peu plus tard dans la soirée, ma pinte est vide et ma bouche pâteuse. Quelque chose me reste en travers. Je sens comme une boule sur ma langue qui grossit. Je la crache, mais ça ne suffit pas. Il me faut cracher et cracher encore jusqu’à vomir de toutes mes tripes.
Mon repas de la journée c’était « Flics mais artistes » un papier paru dans la revue Mouvement pour la nouvelle année. Y’avait plusieurs pages, je pensais que ça allait être consistant. Pourtant sur le moment j’ai senti que le goût était étrange. Ça rendait compte des pratiques artistiques chez les forces de l’ordre. Autrement dit, les flics sont des gens comme nous. On ne parle d’ailleurs pas de la police qui déteste tout le monde mais des policiers qui écrivent la nuit, chantent dans des bars, peignent à leurs heures perdues. Oui c’est vrai les flics sont des gens comme nous. Oui c’est vrai iels ont un boulot, des crédits, des hobbies. Mais pourquoi une des seules revues d’art françaises s’entiche-t-elle de ces artistes si particuliers ? Pourquoi vouloir nous faire croire que ce sont des artistes comme nous ? Et puisqu’on ne nous parle pas de leur premier métier dans cet article, alors pourquoi ne pas le titrer « Artistes mais flics ». Autant aller jusqu’au bout, au point où on en est. Une feuille de salade accompagnait ce repas et on pouvait y lire dans ses nervures : DÉSORDRE.
Ça passe pas.

Pendant que je vomis, j’entends ma voisine dans les toilettes qui vomit elle aussi. Je dis : « ça va ? »
Elle dit : « ça va aller. Elle dit : ça m’arrive de temps en temps, c’est la bile qui est sensible. C’est la critique d’art dominante, médiatique, normative qui abime ma bile, ma pratique, mes yeux. »
Elle sort et se rince la bouche au lavabo. Elle relève la tête face au miroir. Je la reconnais. C’est Jill Johnston. Elle est belle. On se regarde longtemps.
Je lui dis : « toi aussi tu as mangé « Flics mais artistes » ? »
Elle me dit « non j’ai avalé l’édito de Jacques Henric de Art Press puis pris un dessert « Le Masque et la plume ». »
Elisabeth Lebovici arrive en courant, les mains sur le ventre. « Je viens de prendre un cocktail à un vernissage chez Perrotin, ça m’a retourné le bide putain les cons ! Le cocktail s’appelait « l’émeutier » j’aurais du m’en douter. »

Jill et Elisabeth font de la buée sur le miroir des toilettes et écrivent en silence :
All Critics Are Bastards

Ça va aller.
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